Revue de réflexion politique et religieuse.

Pour­quoi le colo­nel Bel­trame a‑t-il été égor­gé ?

Article publié le 28 Mar 2018 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

L’en­tre­tien sui­vant avec l’is­la­mo­logue Marie-Thé­rèse Urvoy, extrait de notre numé­ro 139 (prin­temps 2018), répond indi­rec­te­ment à cette ques­tion.

Catho­li­ca – Com­ment expli­quer l’émergence de l’extrémisme dans le modus ope­ran­di de ce qu’il est conve­nu d’appeler le ter­ro­risme isla­miste ? Qu’est-ce que cela dit de l’état d’esprit actuel du, ou d’un cer­tain monde isla­mique ?

Marie-Thé­rèse Urvoy – La vio­lence n’est pas l’essence de l’islam mais elle a exis­té en lui dès le début. La pre­mière scis­sion qui est appa­rue, celle des Kha­ri­gites (d’abord sec­ta­teurs de ‘Alî, puis s’opposant à lui après qu’il ait accep­té le prin­cipe de l’arbitrage) a pris une forme extrême chez les Azra­qites, très radi­caux (condam­nant tout pécheur, quelle que soit sa faute) et très vio­lente (mise à mort, réduc­tion en escla­vage de sa famille). L’azraqisme a été contré parce qu’aucune socié­té ne peut s’établir sur une base aus­si radi­cale. ‘Alî les a com­bat­tus de façon éga­le­ment vio­lente et le kha­ri­gisme ne s’est per­pé­tué que sous des formes très atté­nuées.  Néan­moins, la pos­si­bi­li­té d’une inter­pré­ta­tion radi­cale de l’islam a per­du­ré, se mani­fes­tant pério­di­que­ment sous des formes très vio­lentes, même sans réfé­rence au kha­ri­gisme (cf., par exemple le tamyîz d’Ibn Tûmart, abou­tis­sant à l’exécution de groupes entiers jugés non fiables).La simple appli­ca­tion des sta­tuts des non-croyants en islam s’est tou­jours réa­li­sée en des opé­ra­tions d’une grande vio­lence. Dans le Livre des sta­tuts des dhim­mîs d’Ibn Qayyim al-Jaw­ziyya, l’incendie des églises chré­tiennes, des biens et des effets per­son­nels des dhim­mîs est consi­dé­ré comme puri­fi­ca­teur de la souillure qui leur est inhé­rente. Ceci est appli­qué scru­pu­leu­se­ment par les ter­ro­ristes contem­po­rains. Allah per­met de cru­ci­fier les pères de famille dhim­mîs sur les portes de leurs mai­sons pour l’exemple, de vio­ler col­lec­ti­ve­ment leurs femmes et filles, « être dépour­vus de digni­té humaine », car elles sont butin licite, consi­dé­rées comme tel dès les temps médi­nois.

Ce qui semble tou­te­fois, et de manière para­doxale, être moins sou­li­gné, c’est la forme que revêt cette vio­lence extrême, notam­ment lorsqu’il s’agit d’attentats-suicides, où la per­sonne qui com­met l’acte non seule­ment se tue, mais le fait d’une manière par­ti­cu­liè­re­ment atroce en déchi­que­tant son propre corps. Quel que soit le rap­port géné­ral de l’islam à la vio­lence, c’est en tout cas là quelque chose d’inédit, auquel même les atten­tats des Assas­sins au temps des croi­sades peuvent dif­fi­ci­le­ment être com­pa­rés.

Les corps déchi­que­tés nous frappent mais peuvent se situer dans le pro­lon­ge­ment de formes dolo­ristes extrêmes, telles les bles­sures auto-infli­gées, voire les muti­la­tions par les chiites lors de la ‘Ashû­ra. En outre, le Coran insiste sur la résur­rec­tion des corps, conçue comme l’action de Dieu refai­sant le corps de la même façon qu’il l’a créé et sou­te­nu dans la vie. Les théo­lo­giens ne dis­cutent que de la moda­li­té, soit recréa­tion ex nihi­lo, soit ras­sem­ble­ment des élé­ments dis­per­sés par la mort.

En dépit de ces élé­ments escha­to­lo­giques sur le corps dans le Coran, le phé­no­mène du corps déchi­que­té demeure ambi­gu car on a rele­vé de nos jours que tels jiha­distes se pro­tègent les par­ties repro­duc­trices lors même qu’ils s’enveloppent d’explosifs qui épar­pillent le reste de leurs membres. Ceci est à lier aux ver­sets cora­niques qui pro­mettent aux com­bat­tants du jihâd, deve­nus mar­tyrs, des vierges au para­dis. Le Coran étant reçu avec une inter­pré­ta­tion sen­sua­liste fidèle à la maté­ria­li­té de la parole d’Allah, ipsis­si­ma ver­ba Dei, le jiha­diste se trouve par­fai­te­ment conforme au com­man­de­ment divin, même dans ce qu’il a de plus violent ou irra­tion­nel.

Par ailleurs, on peut obser­ver que les jiha­distes de l’islam opèrent selon les mêmes méca­nismes col­lec­tifs que cer­taines sectes vio­lentes non isla­miques, telle celle au Japon qui pra­ti­quait la des­truc­tion mas­sive par le gaz, ou la secte amé­ri­caine de Waco qui ordon­nait à ses adeptes un sui­cide col­lec­tif géant qui les a éra­di­qués ; les dégâts en sont plus impor­tants  parce que l’islam compte un mil­liard et demi d’adeptes et que l’émergence de groupes extré­mistes y est donc plus fré­quente.

Il semble que l’origine de tels types d’attentats soit à cher­cher en dehors de l’islam, chez les Tigres tamouls du Sri-Lan­ka. Mais même si tel est bien le cas, son adop­tion par cer­tains groupes isla­miques marque un saut dans une forme de bar­ba­rie qui ne peut que heur­ter les consciences, et évoque irré­sis­ti­ble­ment la ques­tion du nihi­lisme, enten­du de manière géné­rale comme la néga­tion radi­cale de l’humain, y com­pris ici sous l’espèce la plus maté­rielle qu’est le corps.

Quelle expli­ca­tion peut-on don­ner du phé­no­mène ? Faut-il y voir quelque chose plu­tôt d’ordre poli­tique ou bien de « spi­ri­tuel » ? Et faut-il y voir une influence du nihi­lisme de l’Occident moderne, ou alors un phé­no­mène stric­te­ment interne à l’islam ?

On ne peut com­pa­rer avec l’époque des Assas­sins parce qu’ils igno­raient alors l’usage d’explosifs. Mais on ne peut pré­ju­ger de ce qu’ils auraient fait s’ils en avaient dis­po­sé. L’exemple des Tigres Tamouls est plau­sible, mais la ques­tion reste celle du but visé. Or il existe une lit­té­ra­ture cano­nique mon­trant l’usage de la ter­reur par le Pro­phète lui-même, à savoir le châ­ti­ment extrê­me­ment cruel qu’il infli­gea à ceux qui avaient volé son trou­peau, chose qu’il inter­pré­ta comme de l’apostasie.

L’exemple du Pro­phète est capi­tal. La vio­lence ordi­naire comme la vio­lence morale sont légi­ti­mées dans le men­tal de tout croyant car l’imitation du Pro­phète est consti­tu­tive de la conscience isla­mique. Ne pas oublier cer­tains ver­sets cora­niques qui mettent la foi en Muham­mad avant même la foi en Allah[1].

Que des musul­mans soient éga­le­ment vic­times des jiha­distes s’inscrit dans toute une tra­di­tion de répres­sion envers ceux qui sont « insuf­fi­sam­ment musul­mans ».

L’obsession dog­ma­tique de l’imitation du Pro­phète a nour­ri une psy­cho­lo­gie typique chez les musul­mans. Alors qu’on traî­nait dans les rues de Bag­dad les dépouilles des vain­cus lors d’un putsch, un ami musul­man m’a dit : « Ils ne font pas plus que le Pro­phète en son temps avec ses enne­mis. Et cela explique le goût des Musul­mans pour l’arme blanche et le sang : égor­ger n’est pas tuer, c’est sacri­fier ! »

[1].  Cf. sur ce point Domi­nique et Marie-Thé­rèse Urvoy, L’action psy­cho­lo­gique dans le Coran, Cerf, 2007.

 

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